XVI
LES PRÉROGATIVES DU COMMANDEMENT

Lady Catherine Somervell, debout près de l’une des hautes fenêtres de la bibliothèque, contemplait le jardin. La neige était plus épaisse à présent. En moins d’une heure, les traces de roues de la voiture de Lewis Roxby avaient presque disparu. Nancy, agenouillée sur le tapis devant une flambée, achevait de raconter la disparition de Miles Vincent, puis comment on avait découvert un peu plus tard qu’il s’était fait embarquer par la presse et conduire à bord d’un vaisseau mouillé dans la passe de Carrick.

Catherine continuait de regarder la neige tomber à gros flocons et songeait au Prince Noir. Elle l’avait vu prendre la mer, emportant son cœur même à son bord.

Elle avait parlé à quelques vieux marins qui travaillaient dans la propriété, des hommes qui avaient servi avec Richard par le passé, avant d’être blessés. Elle était jalouse d’eux, lorsqu’ils lui narraient des jours qu’elle n’avait pas connus, et qu’elle ne connaîtrait jamais. L’un d’eux avait calculé devant elle que, à cette époque de l’année et compte tenu de l’inexpérience de l’équipage, le Prince Noir devait tout de même avoir rallié les Antilles à ce jour. L’autre bout du monde. Et son homme, se pliant aux ordres reçus, qui cachait à ceux qui l’entouraient ses inquiétudes pour ne leur laisser voir que sa confiance.

Elle abandonna la neige et, se retournant, demanda, toute honteuse :

— Pardonnez-moi, Nancy, que disiez-vous ?

— Je ne veux pas vous assommer avec tout cela, mais c’est ma sœur, un membre de la famille… En dépit de ses défauts, je me sens responsable d’elle, surtout depuis son veuvage.

Elle leva les yeux, hésitant à poursuivre.

— Je me demandais, chère Catherine, si vous pouviez en parler à Richard lorsque vous lui écrirez. Lewis fait naturellement tout son possible, car il s’agit visiblement d’une erreur.

Catherine se tourna vers elle, pensive. La mère de Richard avait dû lui ressembler. Blonde, la peau diaphane. Elle avait une jolie bouche, peut-être tout ce qu’il restait de la jeune fille autrefois amoureuse de l’ami de Richard.

Nancy prit son silence pour de la désapprobation.

— Je sais que Miles ne fait pas très bonne impression, cependant…

Catherine s’approcha du feu et vint s’asseoir sur un tabouret. Elle sentait la chaleur sur son visage et s’imagina qu’il était là, près d’elle.

— La première fois que je l’ai rencontré, commença-t-elle, je l’ai trouvé bien désinvolte, avec une haute opinion de lui-même que je jugeais peu saine. Et ce que j’ai entendu dire sur son compte depuis n’a pas amélioré cette impression.

Voyant que Nancy se renfrognait, elle lui sourit.

— Mais j’en parlerai à Richard dans ma prochaine lettre. Je lui écris presque tous les jours, dans l’espoir que mes missives arriveront, même dans le désordre.

Dans son for intérieur, elle pensait que le jeune Miles Vincent n’avait eu que ce qu’il méritait. Apparemment, il s’était rendu à un combat de coqs quelque part sur le bord de la Helford, et la presse avait fait irruption. Ils n’avaient trouvé que trois hommes ne bénéficiant pas d’une protection légale – et parmi eux, Vincent. Elle se souvenait de son arrogance, de la façon dont il l’avait regardée lors de ce souper chez les Roxby, ce petit air narquois d’enfant insolent. Elle songeait à Allday, à ceux qui travaillaient sur la propriété, que la presse avait embarqués un jour sans la moindre pitié, sans la moindre hésitation. La marine avait besoin de recrues et il en serait ainsi tant que cette guerre se poursuivrait. Et on continuerait donc d’arracher des hommes à leurs fermes, dans les tavernes, aux bras de leurs bien-aimées, et ils se retrouveraient avec des gibiers de potence embarqués pour échapper à la corde.

Nancy reprit :

— Lewis a déjà écrit à son ami, le major général de Plymouth… mais cela risque d’être long.

Catherine tira un peu sur sa robe et Nancy s’exclama :

— Ma pauvre, on voit l’endroit où vous avez été brûlée par le soleil !

— Et j’espère que cette marque me restera. Ainsi je m’en souviendrai toujours.

— Viendrez-vous à Noël, Catherine ? Je serais si malheureuse de vous savoir seule ici. S’il vous plaît, dites oui. Sinon, je ne me le pardonnerai jamais.

Catherine s’approcha pour la serrer dans ses bras.

— Que vous êtes bonne, Nancy. Décidément, aujourd’hui, tout vous tombe sur le dos ! Je vais y réfléchir…

Elle se retourna en entendant quelqu’un entrer dans la pièce.

— Qu’y a-t-il, Sophie ?

— Une lettre, madame. Le garçon de poste vient de l’apporter.

Nancy la vit s’emparer du pli. Catherine examina rapidement l’écriture de la suscription et ses yeux s’embuèrent soudain.

— Je vais vous laisser, Catherine, vous avez besoin d’être seule.

Catherine ouvrit l’enveloppe en hochant négativement la tête.

— Non, non, c’est une lettre d’Adam.

Elle avait du mal à reconnaître son écriture. La lettre était brève, rédigée en coup de vent, mais c’était bien lui. Elle l’imaginait, concentré pendant qu’il écrivait, apparemment à Portsmouth, l’Anémone devait reprendre vie tandis que l’on complétait à son bord les vivres et les réserves avant de prendre la mer.

Il disait : « Cela fait longtemps que je pense à vous. J’aimerais tellement pouvoir vous parler librement comme nous l’avons fait tant de fois par le passé. Je ne connais personne d’autre à qui je puisse ainsi me livrer. Et lorsque je songe à ce que vous avez fait pour mon oncle bien-aimé, je ne ressens pour vous qu’affection et gratitude. »

La suite de la lettre était plus banale, écrite dans le style d’un rapport destiné à l’amiral. Mais il concluait comme un jeune homme ayant grandi en faisant la guerre : « Auriez-vous l’obligeance de me rappeler au souvenir de mes amis de Falmouth, ainsi qu’à l’épouse du commandant Keen si vous la voyez ? Bien affectueusement vôtre, Adam. »

Catherine replia le feuillet comme s’il s’agissait d’un bien précieux.

— Que se passe-t-il ? lui demanda Nancy.

— On dirait que les Français sont sortis. Ce temps exécrable est leur allié, pas le nôtre… Adam a reçu l’ordre d’appareiller pour les Antilles sans délai.

— Comment peuvent-ils être aussi certains que les Français partent là-bas ?

— Ils le savent.

Catherine se leva et retourna près de la fenêtre. Deux palefreniers harnachaient une paire de jolis chevaux pour les atteler au phaéton. La neige fouettait les montures qui agitaient les oreilles, visiblement agacées.

Nancy s’approcha d’elle et passa le bras autour de sa taille. Plus tard, Catherine se dit qu’elle avait eu le geste d’une sœur.

— Ainsi, ils vont se retrouver ?

— Je savais au fond de moi-même que cela arriverait. Nous croyons tous qu’il y a une Providence. Sans elle, comment donc aurions-nous pu nous perdre avant de nous retrouver ? C’était la Providence.

Elle se retourna pour lui faire un sourire.

— Vous devez être bien heureuse que votre mari reste sur la terre ferme.

Nancy la regarda droit dans les yeux. Ses yeux à elle, songeait Catherine, étaient bleu lavande, grands ouverts. Nancy ne cilla pas en déclarant :

— Il fut un temps où j’aurais pu devenir femme de marin – puis, jetant ses bras autour d’elle : Je suis si égoïste !

— Oh non.

Catherine suivit Nancy dans la pièce voisine et prit le vieux manteau qu’elle endossait parfois pour monter à cheval. Richard l’avait une fois emporté en mer, dans cet autre monde.

Ferguson, tout emmitouflé pour se protéger du mauvais temps, était en train de discuter avec les palefreniers. Il aida la visiteuse à monter en voiture et remarqua au passage qu’elle avait les larmes aux yeux.

Les chevaux piaffaient dans l’épaisse couche de neige. Catherine lui demanda :

— Vous souhaitez me voir ? Ferguson la suivit dans la maison.

— Je me demandais s’il y avait quelque chose que je pouvais faire pour vous, milady ?

— Venez donc prendre un verre en ma compagnie.

Il jeta un coup d’œil ennuyé à ses souliers boueux, mais elle l’appela d’un geste :

— Asseyez-vous. J’ai besoin de parler.

Il la regarda prendre deux verres dans une armoire. À la lueur des flammes, sa chevelure était aussi brillante qu’un miroir. Impossible de l’imaginer dans ce canot, avec pour compagnie des naufragés en haillons.

Il se raidit en l’entendant lui demander flans son dos :

— Avez-vous entendu parler du jeune Miles Vincent, si je puis me permettre ?

Etait-elle au courant de sa visite chez Roxby ? Etait-ce pour cette raison que la femme du seigneur était venue la voir ?

— Oui, j’ai entendu des bruits. Je ne voulais pas vous ennuyer avec ça.

Il prit le verre qu’elle lui tendait.

— D’après l’un des gardes-côtes, il a été enrôlé à bord de l’Ipswich. Il a appareillé peu de temps après pour les Antilles, apparemment. Mais n’ayez crainte, milady, je suis sûr que le commandant fera ce qu’il convient.

Il espérait avoir été convaincant. Catherine l’écoutait à peine.

— Les Antilles, dites-vous ? On dirait que tout le monde se rend là-bas, nous exceptés. J’ai eu des nouvelles du commandant Adam, savez-vous ? Il doit passer le travers du cap Lizard à l’heure qu’il est.

C’est alors que Ferguson se rendit compte qu’il buvait du cognac. Il tenta de sourire.

— Bon, eh bien, à la santé de Sir Richard et de tous ses braves compagnons !

Elle laissa le cognac descendre dans sa gorge, une traînée de feu.

Les Français sont dehors. Combien de fois avaient-ils entendu cela ? Elle leva les yeux vers l’escalier. À la lueur tremblotante d’un chandelier, elle voyait les visages sévères de tous ceux qui avaient quitté cette demeure pour relever le même défi. Les Français sont dehors.

— Oh, mon Dieu, si je pouvais être avec lui en ce moment !

Comme le raconta plus tard Ferguson à sa femme, il avait senti que c’était le cri du cœur.

 

— Terre devant !

Le capitaine de vaisseau Adam Bolitho posa les mains à plat sur la carte et consulta les calculs bien propres qui jalonnaient leur route. Il savait que tous ceux qui se trouvaient à l’extérieur de la minuscule chambre des cartes seraient gagnés par l’excitation au cri de la vigie. Josiah Partridge, le solide maître-pilote de l’Anémone, regardait son jeune commandant. Celui-ci était visiblement très fier de son bâtiment et d’avoir réalisé cette très courte traversée. Ils avaient rencontré des vents violents au milieu de l’Atlantique, mais on aurait dit que la frégate possédait un talisman. Une fois le soleil revenu, ils n’avaient pas perdu une seconde pour se défaire de leurs lourdes voiles de gros temps et gréer de la toile plus légère. LAnémone paraissait voler.

— Bien joué, monsieur Partridge, lui dit Adam. Je n’aurais jamais cru que nous y arriverions. Quatre mille milles en dix-sept jours, qu’en dites-vous ?

Le vieux Partridge, comme on l’appelait derrière son dos, rayonnait de bonheur. Adam Bolitho était sans conteste quelqu’un de très exigeant, peut-être à cause de son célèbre oncle, mais il ne ménageait pas sa peine, contrairement à d’autres. Il était sur le pont jour et nuit et plus souvent qu’à son tour, alors que les deux bordées se relevaient. Le vent rugissait, dominé seulement par le vacarme insensé du gréement et les claquements de la toile.

Puis ils s’étaient laissé déhaler par des alizés favorables de nordet, parcourant ainsi tout l’Atlantique Ouest. Le soleil les avait accueillis comme des héros. La navigation avait été rude, dangereuse parfois, mais l’équipage de l’Anémone vouait désormais toute confiance à son jeune commandant. Il aurait fallu être idiot pour tenter de les faire changer d’avis.

Adam donna un coup de pointes sèches sur un petit groupe d’îles, dans le sud d’Anguilla. Des îles françaises, espagnoles et hollandaises, où faisaient relâche de temps à autre des bâtiments isolés, mais que l’on ne se disputait guère. Ces nations, tout comme les Anglais, avaient d’autres possessions de plus grande importance stratégique, qui leur permettaient de protéger leurs routes commerciales et de faire prospérer leur commerce.

— Que pensez-vous de cette île, monsieur Partridge ? Elle est assez proche du détroit que nous devons emprunter, cela ne fera guère de différence.

Le pilote se pencha sur la table, son nez rubicond près de toucher Adam qui sentait s’en échapper des relents de rhum, mais qui décida de ne pas relever. Partridge était le meilleur maître-pilote qu’il eût jamais connu. Il avait fait deux guerres dans la marine royale et, dans l’intervalle, avait navigué à bord de tous les navires imaginables, depuis des bricks charbonniers jusqu’à des transports de déportés. Si le gros temps menaçait, invariablement, il prévenait son commandant alors même que le baromètre n’avait pas bronché. Les bancs non signalés sur les cartes, les récifs plus étendus que ce qu’avaient estimé les premiers navigateurs, il connaissait tout. Il hésitait rarement et, cette fois encore, il n’avait pas déçu Adam.

— Ça, commandant ? L’île aux Oiseaux. On l’a rebaptisée d’un nom bizarre, mais pour moi, ça restera toujours l’île aux Oiseaux.

Son fort accent du Devon faisait penser au pays et rappelait Yovell à Adam.

— Tracez-moi donc une route, je vais prévenir le second. De toute façon, Lord Sutcliffe ne doit pas s’attendre à nous voir et, même dans le cas contraire, je doute que Sa Seigneurie aurait imaginé que l’on arrive si vite !

Partridge le regarda s’éloigner et poussa un soupir. Ah, ce que c’est que d’être jeune ! Et jeune qu’il paraissait, le capitaine de vaisseau Bolitho, avec ses cheveux noirs coiffés n’importe comment, sa chemise d’une propreté douteuse déboutonnée jusqu’à la taille. Il ressemblait à un acteur jouant le rôle d’un pirate bien plus qu’au commandant d’une frégate.

Arrivé sur la dunette, Adam s’arrêta un instant pour contempler la haute pyramide de toile. Les voiles étaient d’une blancheur éblouissante, ce qui changeait du ciel noir et des voiles rapiécées qu’ils avaient dû établir au début.

La plupart des hommes présents sur le pont, en le voyant mener son bâtiment à un tel train, devaient penser qu’ils transportaient des dépêches secrètes de la plus haute importance destinées au commandant en chef. Un jour que la grand-vergue se ployait comme un arc sous la pression du vent, le vieux Partridge avait même craint d’y laisser quelques espars ou de voir tomber le mât.

Mais personne à bord ne savait quel diable le poussait à agir ainsi. Chaque fois qu’il s’accordait un bref instant de repos ou qu’il se donnait le temps d’avaler un morceau, ses tourments resurgissaient de plus belle. Les crises n’étaient jamais loin, encore maintenant. Lorsqu’il dormait, c’était bien pis. Il la voyait, nue, se tortiller pour essayer de se soustraire à son étreinte, le regard furieux et plein de reproche, puis elle lui échappait. Ces cauchemars le laissaient haletant dans sa couchette qui roulait et, en une occasion, le fusilier de faction devant la portière s’était précipité pour lui porter secours.

Il escalada le pont qui gîtait fortement et observa la mer qu’on aurait cru faite de millions de petits miroirs. Les mouettes avaient déjà quitté leur île pour reconnaître la frégate.

S’il éprouvait ces sentiments, c’était peut-être parce qu’il avait toujours su et cru dur comme fer que son oncle s’en sortirait. Et qu’il sauverait ceux qui se trouvaient avec lui. Elle pensait sans doute qu’il était déçu de voir que son mari avait survécu, alors qu’il avait explosé de joie en apprenant que son oncle était vivant.

Et pourtant, sachant tout cela, il l’avait prise, il l’avait aimée, il l’avait contrainte à l’aimer elle aussi, jusqu’à l’épuisement. Elle considérait peut-être maintenant que c’était une trahison et que ses déclarations passionnées n’avaient été qu’un mensonge de la pire espèce, destiné seulement à le repousser au moment où elle était la plus vulnérable.

Il serra convulsivement les poings. Je t’aime tant, Zénoria. Je n’ai pas voulu te déshonorer en te forçant à te soumettre à ma volonté…

Il se retourna brusquement en voyant arriver Peter Sargeant, son second, celui qui était venu à bride abattue de Plymouth jusqu’à l’église de Falmouth pour lui apprendre que les naufragés étaient saufs.

— L’île aux Oiseaux, commandant ?

Il revenait de loin. Sa chemise lui collait à la peau, et pas uniquement à cause du soleil.

— Oui, un caprice, si vous voulez. Mais il arrive que des vaisseaux viennent y faire aiguade. Lord Sutcliffe peut bien attendre un peu, et nous allons même lui donner quelques nouvelles… – son visage s’éclaira : Et puis, on pourrait en profiter pour faire une ou deux prises – il leva les yeux vers la flamme bien tendue : Nous allons changer de cap immédiatement et venir suroît-quart-sud. Avec ce vent dans les culottes, nous pourrions y être avant midi.

Ils échangèrent un grand sourire. Deux jeunes gens, le monde et les océans leur appartenaient.

— Ohé du pont !

Ils se tournèrent d’un seul mouvement vers le ciel clair :

— Voile par tribord avant !

Plusieurs des hommes s’emparèrent de lunettes et le lieutenant de vaisseau annonça enfin :

— Une grosse goélette, commandant.

Adam leva son instrument et attendit que la guibre de l’Anémone se fût un peu stabilisée au sommet d’une lame.

— Un marchand d’ébène, si vous voulez mon avis.

Il referma sèchement sa lunette, estimant aussitôt relèvement et distance.

— La goélette est peut-être bourrés d’esclaves à ras bord. La nouvelle loi sur l’esclavage tombe à pic !

Sargeant mit ses mains en porte-voix :

— Les deux bordées sur le pont, monsieur Bond ! La dunette, soyez parés !

Le maître-pilote aperçut à son tour les voiles argentées qui se détachaient sur quelques îlots.

— On va le perdre, çui-ci, commandant, si on le laisse se faufiler entre ces petits tas de crottin !

Adam lui sourit de toutes ses dents.

— J’adore votre expression, monsieur Partridge. Eh bien non, nous n’allons pas le perdre – il se retourna : À établir les cacatois ! Et dites au canonnier de venir me voir !

Le bâtiment avait beau avoir renvoyé lui aussi de la toile et changé légèrement de route pour échapper à son poursuivant, il n’était pas de taille à lutter de vitesse avec l’Anémone. Dans moins d’une heure, tous ceux qui n’auraient rien à faire sur le pont l’auraient à la vue ; dans deux heures, il serait à portée des pièces de chasse. Le maître canonnier en armait une en personne et guidait du pouce les servants occupés à pointer le neuf-livres avec leurs anspects, jusqu’à ce qu’il fût enfin satisfait.

— Quand vous voudrez, monsieur Ayres, lui cria Adam. Visez aussi près que vous pouvez !

Plusieurs marins, assez proches pour entendre, échangèrent entre eux des sourires de connivence. Adam les aperçut et en fut tout remué. Ils étaient devenus le meilleur équipage qu’il eût jamais pu rêver. Il y avait peu d’engagés, beaucoup avaient été transférés d’autres bâtiments lorsque l’Anémone avait pris armement. On ne les avait même pas laissés descendre à terre et revoir les leurs. Pourtant, mois après mois, ils étaient devenus partie intégrante et autonome de la Flotte. Ils armaient un bâtiment tout neuf, c’était leur premier commandant, de même que l’Anémone était pour Adam sa première frégate. Il l’avait tant souhaité suivre les traces de son oncle. Il exigeait énormément de lui-même et comptait sur la coopération de ses hommes et de ses officiers. On ne sait trop comment, la magie s’était produite.

Juste avant de quitter Spithead pour descendre la Manche par gros temps, ils avaient mis la main sur douze marins d’un navire marchand. Ils étaient descendus à terre, sans autorisation vraisemblablement, pour passer la nuit dans quelque taverne. Adam avait envoyé un détachement commandé par le second lieutenant et ils avaient embarqué les malheureux fêtards avant qu’ils aient pu seulement comprendre ce qui leur arrivait. La chose n’était pas parfaitement légale, mais il leur avait soutenu qu’ils auraient dû rester à leur bord tant que leur capitaine ne les avait pas libérés. Douze marins compétents, c’était une vraie trouvaille, quand on songeait à tous les rebuts de port ou gibiers de potence dont devaient généralement se contenter les commandants. Il en apercevait justement un. Il avait non seulement accepté son nouveau sort, mais était même occupé à enseigner à un jeune terrien à se servir de son épieu ou à tirer parti de quelque cordage. Les marins sont faits ainsi.

Une pièce de chasse jaillit au recul dans un grondement. Un petit nuage de fumée blanche dériva lentement vers le foc et l’étai avant.

On entendit des cris d’approbation lorsque le boulet vint s’écraser le long de la muraille, soulevant une grande gerbe qui s’éleva plus haut que le pont. Adam empoigna un porte-voix :

— Près, j’ai dit, monsieur Ayres ! J’ai eu peur que vous ne lui arrachiez quelques cheveux !

— Commandant, il met en panne !

— Parfait. Venez droit dessus et envoyez une équipe de prise. Et ne vous faites pas avoir.

Le vieux Partridge laissa tomber la lunette et lui dit :

— Ça ressemble assez à un négrier, commandant.

Mais il n’avait pas l’air trop sûr de lui.

— Crachez le morceau. Je ne suis pas devin.

— Y a trop de bâtiments de guerre dans les parages, commandant. La plupart de ceux qui transportent de l’ébène donnent du tour, et bien. Pour ce que j’en sais, ils courent bien plus à l’ouest jusqu’à ce foutu trou de Haïti, ou ils descendent en mer d’Espagne, ils savent que les Dons ont toujours besoin d’esclaves.

Il ne s’en laissait pas imposer par son jeune commandant, sachant bien que nombre de marins auraient considéré comme contraire à leur dignité de solliciter l’avis d’un officier marinier.

Adam regardait l’autre bâtiment qui était maintenant vent de travers, toutes voiles battantes.

Partridge se frotta le menton en essayant de ne pas rire. Le capitaine de vaisseau Bolitho avait beau être tout feu tout flammes, comment vouliez-vous ne pas l’aimer ?

— Parés, commandant !

— Vous y allez, monsieur Sargeant – et, le regardant attentivement : Ne prenez pas de risques.

Quelques instants après, la chaloupe poussa, quittant l’ombre de la frégate qui roulait. L’équipe d’arraisonnement s’était entassée vaille que vaille entre les nageurs et le pierrier monté à l’avant.

Les voiles de l’Anémone se gonflèrent et commencèrent à battre sous l’effet d’un vent fort rabattant venu de l’île. Adam jeta un coup d’œil à la flamme.

— Le hunier à contre, monsieur Martin !

Le premier lieutenant s’arracha à la contemplation de la chaloupe qui tanguait et dansait sur les eaux bleutées, toujours cap sur la goélette.

Adam dit à son maître-pilote :

— On a plus d’eau qu’il n’en faut, non ?

— Ouais, et au-delà. Et y a du fond en plus – il lui désigna la terre d’un geste vague : Mais des récifs aussi, par là.

Adam, se détendant un peu, reprit sa lunette. On courait toujours un danger à se trouver si près de terre : trop d’eau pour mouiller, pas assez pour remettre en route si les choses tournaient mal. Il pointa l’instrument sur la goélette. On apercevait quelques silhouettes sur le pont, mais pas trace d’affolement. S’il s’agissait bien d’un négrier, son patron n’avait apparemment rien à cacher. Peut-être allaient-ils trouver quelques indices de son petit commerce ou, du moins, suffisamment pour avoir motif à l’interroger. Ils avaient déjà arraisonné et fouillé une foule de bâtiments, et n’étaient pratiquement jamais revenus les mains vides – des renseignements, la vague mention de quelque mouvement chez l’ennemi. Il sourit. Mieux que tout encore, ils pouvaient avoir la chance de faire une prise. Il savait qu’il avait déjà connu cette chance, et ses hommes le savaient aussi.

Pendant leur dernier carénage, Adam avait fait repeindre les sculptures de poupe et la guibre, le « pain d’épice », comme on disait. Il avait commandé de la dorure véritable, en lieu et place de la peinture jaune ordinaire fournie par l’arsenal. Cela pour afficher les succès d’un commandant assez habile pour engranger des parts de prise, à son profit et à celui de son équipage.

On annonça :

— Tiens, voilà quelqu’un !

Le lieutenant de vaisseau Sargeant se tenait debout à l’avant, un porte-voix devant la bouche. Il hélait les gens que l’on apercevait sur le pont de la goélette. C’était un officier de valeur, qui était devenu un ami ou, du moins, qui se rapprochait assez de ce qu’Adam désignait par ce terme.

Celui-ci contemplait le pont. Pour l’Anémone, n’importe quel jeune officier se serait fait hacher menu. Vingt-huit pièces de dix-huit livres et dix de neuf livres, dont deux en chasse. En se retournant, il s’aperçut que Partridge le regardait par-dessus l’habitacle.

— Oui, commandant ?

Adam remit sa chemise en place, il avait froid soudain en dépit du soleil. Comme s’il avait de la fièvre.

— J’ai des doutes.

Partridge se frotta le menton. Il n’avait encore jamais vu le commandant montrer la moindre hésitation. Qu’il ait tort ou raison, il avait toujours une réponse toute prête.

Le premier lieutenant cria :

— La chaloupe s’apprête à accoster, commandant !

Adam répliqua aussitôt :

— Rappelez-la, monsieur Martin ! Immédiatement !

Et, à Partridge qui n’y comprenait plus rien :

— Préparez-vous à remettre en route !

Le maître-pilote le regardait, toujours aussi éberlué.

— Mais… mais, commandant, nous pourrions facilement en venir à bout !

Les hommes se laissaient déjà glisser le long des haubans ou descendaient des passavants où ils s’étaient installés pour admirer le spectacle.

Le cotre avait aperçu le signal de rappel et le lieutenant de vaisseau Sargeant éprouvait sans nul doute les mêmes sentiments que le vieux Partridge. Ce doit être le soleil.

— Il s’éloigne, commandant !

On entendit quelques cris de dérision sur le pont, mais les hommes manifestaient plutôt ainsi leur déception. La chaloupe faisait maintenant cap sur la frégate, les avirons s’activaient. Sargeant jugeait que les vigies avaient probablement vu une autre voile, plus prometteuse.

— Ohé du pont ! Fumée sur la pointe !

Adam se précipita de l’autre bord et pointa sa lunette sur le liane verdoyant, noyé dans la brume. Il entendit un marin crier à son tour :

— Je crois que je vois un campement ou quelque chose de ce genre.

— Du monde en haut, monsieur Martin ! hurla Adam. À larguer les huniers ! Les hommes aux bras !

Partridge jeta un rapide coup d’œil au rivage tandis que les gabiers se précipitaient dans les enfléchures avant de s’avancer sur les marchepieds. Il grommela à ses timoniers :

— Soyez parés, les gars ! Sans ça, nous sommes foutus !

Cela faisait longtemps qu’il naviguait, il était le plus vieux du bord. Il savait bien qu’un matelot un peu nigaud avait pris pour un feu de camp ce qui était en réalité la fumée d’un four à chauffer les boulets, un four que l’on avait ouvert à toute volée lorsque la chaloupe avait fait demi-tour pour regagner l’Anémone.

— Larguez la grand-voile !

Il y eut des cris de terreur et de stupeur lorsque le canon tonna et, quelques secondes après, un boulet creva le petit hunier que l’on était en train de border. Adam essayait de déglutir, mais il avait la bouche sèche. Là où le boulet était passé, il y avait un rond noirâtre, preuve qu’il s’agissait d’un boulet rouge. Si le suivant percutait la coque, le vaisseau allait se transformer en fournaise. Avec tout le gréement imbibé de goudron, les voiles desséchées au soleil, la coque bourrée de poudre, de peinture, de solvants et de cordages, le feu était la terreur de tout marin, bien davantage que la plus violente des tempêtes. Son pire ennemi.

Mais le sens de la discipline reprit vite ses droits. Les hommes se précipitèrent vers les passavants armés de bailles et d’écouvillons pour les pièces.

Un deuxième coup de canon : le boulet survola la mer comme s’il était animé.

— Virez ! cria Adam, passez à raser la pointe si nécessaire, mais je n’abandonnerai pas Peter Sargeant !

Redevenue manœuvrante, misaine et huniers gonflés par la brise tiède, l’Anémone prit de la gîte, dévoilant sa doublure de cuivre en pleine lumière.

À bord de la chaloupe, les hommes commençaient à comprendre les intentions de leur commandant. Lorsque l’embarcation donna contre la muraille, ils s’emparèrent des filins et des échelles de cordages disposées par le bosco à leur intention. L’un d’eux glissa, tomba à la mer, et le temps de ressortir la tête de l’eau, il était déjà sur l’arrière de l’Anémone.

Adam serrait les filets goudronnés à s’en cisailler les doigts.

J’ai manqué perdre ma frégate. Cette pensée lancinante lui tournait dans la tête. J’ai manqué la perdre.

— Paré à remettre en route, commandant !

Le lieutenant de vaisseau Sargeant arriva en courant à l’arrière puis se retourna pour regarder la chaloupe à la dérive, l’homme en train de se noyer qui se débattait encore désespérément.

— Que s’est-il donc passé, commandant ?

Adam le regardait sans le voir.

— Un appât, Peter, voilà ce que c’était.

Il se retourna pour observer la terre en entendant un nouveau départ qui roulait en écho sur les eaux calmes. Quelques minutes de plus et son bâtiment – sa précieuse Anémone – aurait été, soit frappé par l’un de ces boulets rouges, soit contraint d’aller s’échouer sur les bancs comme une vulgaire baleine. Il sentait la colère le prendre, une fureur comme il n’aurait jamais cru pouvoir en éprouver. Il avait l’impression de devenir fou.

— Batterie bâbord parée, monsieur Martin ! Chargez et mettez en batterie ! Et double charge, je vous prie !

Il ne prêta aucune attention aux visages médusés, aux rescapés de la chaloupe qui riaient et échangeaient de solides poignées de main avec leurs camarades.

— Je désire la longer à une demi-encablure.

Les chefs de pièce couraient dans tous les sens, on était occupé à charger les longs dix-huit-livres à bâbord. Les pousse-bourre plongeaient dans les gueules, puis on poussait les affûts qui, dans de lourds grincements, allaient se mettre en batterie devant leurs sabords grands ouverts.

Tous les chefs de pièce se tournèrent vers barrière. Adam reprit sa lunette. Sur la goélette, restée où nulle réaction ne s’était fait sentir jusque-là, la panique gagnait. La frégate avait changé d’amure et venait droit dessus. Les canons luisaient au soleil comme des dents noires.

— La coque, monsieur Martin. Ne visez pas le gréement, cette fois-ci.

Il regardait intensément ce qui se passait. Un groupe de marins essayait de mettre un canot à l’eau, des uniformes surgissaient à présent des descentes et des panneaux de cale. Des soldats français, certains en armes, d’autres qui, fous de terreur, couraient dans tous les sens comme des aveugles.

— Allez à l’avant, Peter, dit Adam à son second sans le regarder. Si besoin, pointez vous-même chaque pièce. Je ne veux pas un seul boulet de perdu.

Sargeant remonta le passavant au pas de course, ne s’arrêtant qu’un bref instant auprès des chefs de pièce pour leur passer la consigne.

Un aspirant s’exclama :

— Il y en a qui sautent par-dessus bord !

Mais personne ne releva. Tous les yeux étaient rivés sur la goélette ou sur les chefs de pièce.

Sargeant dégaina avant de se tourner vers l’arrière comme s’il espérait encore l’ordre d’en rester là, puis cria :

— Sur la crête, pièce après pièce, feu !

Les canonniers étaient bien entraînés et connaissaient leur affaire par cœur. Tout le long du pont incliné, les pièces commencèrent à cracher leurs langues de feu orangées avant de reculer dans leurs bragues. À cent yards, impossible de manquer son coup. Des trous apparurent dans le flanc de la goélette, un boulet ricocha, traversa le pavois et fit tomber un amas de cordages et de poulies.

Au quatrième départ, la mer se fendit en deux, comme soulevée par une gigantesque explosion. Des hommes se bouchaient les oreilles, d’autres se courbaient en deux pour éviter les éclis, quand ce n’étaient pas des pièces de bois entières. Des espars descendaient dans un craquement sec, transformant la surface en un fouillis de gerbes où surnageaient des planches calcinées. Lorsque la fumée se dissipa enfin, il ne restait plus rien de la goélette.

Adam fît claquer sa lunette pour la refermer.

— Inscrivez ceci au livre de bord, monsieur Martin : « Ce bâtiment avait embarqué des soldats, de la poudre et des munitions. Il n’y a pas de survivants. »

Il tendit la lunette à l’aspirant des signaux et lui dit d’un ton égal :

— À quoi vous attendiez-vous donc, monsieur Dunwoody ? La guerre est parfois un sale boulot.

Sargeant arrivait et vint le saluer.

— Je n’ai rien vu, commandant, je n’ai pas compris davantage pourquoi vous nous rappeliez.

— Eh bien, souvenez-vous-en à l’avenir.

Adam posa la main sur l’épaule de son second. Il tremblait tellement qu’il avait besoin de trouver un appui.

— J’aurais dû le savoir – comprendre ce qui se passait. Mais cela ne se reproduira pas.

Le commandant Bolitho regardait ses marins à demi nus qui s’étaient jetés sur les bras et qui, dans leurs efforts, étaient presque couchés sur le pont. Plus loin, on devinait des mouettes qui, après avoir surmonté la frayeur de l’explosion, effectuaient des cercles au-dessus des débris, à la recherche de nourriture.

J’ai manqué la perdre.

C’est en voyant l’air tendu de son second qu’il découvrit qu’il avait parlé à voix haute.

Il haussa les épaules avec lassitude.

— Allons rendre compte à Lord Sutcliffe, lui apprendre que l’armée française campe à ses portes.

 

Cela faisait quatre jours que le Prince Noir avait jeté l’ancre. Bolitho était assis dans un fauteuil, Allday lui faisait la barbe avec son talent habituel. Il était très tôt, l’heure idéale pour se faire raser en dégustant le café délicieux de Catherine, et pour méditer. Les fenêtres de poupe et celles qui donnaient sur le balcon étaient grandes ouvertes pour laisser pénétrer la brise. Il entendait les hommes au travail qui essartaient les ponts et astiquaient le vaisseau à l’aube d’un nouveau jour. Les visites n’avaient pas arrêté. Bolitho n’avait ménagé ni Jenour ni Yovell, tant il était avide d’obtenir des renseignements.

Il avait reçu tous les commandants, y compris le nouvel ennemi de Herrick, le capitaine de vaisseau Lord Rathcullen, du Sans-Pareil. Un homme nonchalant, assez dédaigneux, mais réputé pour son tempérament fougueux. Cet élément, ajouté à l’antique noblesse de la famille, c’était plus qu’il n’en fallait pour faire enrager Herrick.

Bolitho était cependant surpris de constater le changement qui s’était opéré chez son ami depuis ces terribles journées de la cour martiale. Herrick n’épargnait pas sa peine. Les inspections auxquelles il s’était livré à bord des bâtiments et à l’arsenal, ponctuées de coups de colère dus à la découverte de quelque défaillance, avaient laissé les officiers en cause tout tremblants.

Il avait l’impression d’être enfermé dans une pièce bien close, en dépit du ciel radieux et de la mer chatoyante. Dans l’attente que le Tybald rentre de la Jamaïque et que l’Ipswich arrive d’Angleterre, il se retrouvait sans frégate. Les autres escadres étaient dispersées un peu partout, à la Jamaïque ou à Saint Kitts, d’autres encore fort loin, jusqu’aux Bermudes. Tout navire arborant un pavillon étranger était suspect. Privé de nouvelles fraîches. Bolitho ignorait tout de la situation en Europe. Dans ces conditions, un vaisseau espagnol ou hollandais pouvait désormais être ami ; un portugais, ennemi. Si vous aviez raison, d’autres en tiraient toute la gloire ; et si vous vous trompiez, vous en supportiez les conséquences.

Yovell laissa échapper un soupir.

— Je dois avoir recopié tous ces ordres et les avoir soumis à votre signature avant midi, sir Richard.

Bolitho se tourna vers son secrétaire qui était suant et rubicond.

— Plus tôt même, monsieur Yovell. Ce serait préférable.

Jenour termina son café et s’assit, contemplant la chambre d’un air songeur. Il savait que c’était l’un des meilleurs moments de la journée, un moment que nul ne pouvait lui disputer. La procession allait bientôt débuter : les commandants de l’escadre, les marchands qui venaient solliciter une escorte jusqu’au large, des responsables de l’arsenal ou des avitaillements. En règle générale, ils souhaitaient surtout parler argent et savoir combien Sir Richard était prêt à leur offrir. Ozzard ouvrit la portière :

— Le commandant, amiral.

Keen entra dans la chambre.

— Je vous prie de m’excuser si je viens vous déranger, amiral.

Il jeta un coup d’œil à Allday qui avait interrompu son geste et restait le rasoir en l’air. Comment un être doté de poings aussi énormes pouvait-il manier son coupe-chou avec une telle dextérité ? Voilà qui dépassait l’entendement. Et ses maquettes : pas un espar, pas une poulie qui ne fût exactement à l’échelle. La perfection même… Ce qui évoquait chez Keen un autre souvenir : Allday lançant son couteau entre les épaules de cet homme, à bord du canot, tandis que lui-même entraînait la malheureuse Sophie dans la chambre.

— Qu’y a-t-il, Val ?

— Le canot de l’amiral Herrick vient de pousser du ponton, amiral.

Bolitho remarqua l’animosité avec laquelle il prononçait ces mots et en fut peiné. C’était une blessure qui ne cicatriserait jamais depuis ce jour où, présidant une commission d’enquête, Herrick avait interrogé Keen sur la légitimité de ses actes lorsqu’il avait arraché Zénoria à son transport de déportés. La même chose avait failli arriver à Catherine, si bien que Bolitho ne pouvait guère blâmer le commandant.

— Je le trouve bien lève-tôt, Val.

Et il attendit la suite, qui n’allait pas manquer.

— Le pilote de quart m’a indiqué que la marque de l’amiral avait été hissée sur la batterie, amiral.

— Lord Sutcliffe ?

Il entendait encore Allday respirer péniblement. Après ce que Herrick lui en avait dit, il ne s’attendait pas à ce que Sutcliffe reprenne ses activités.

— Prévenez l’escadre, Val. Je ne veux pas que l’amiral croie que nous lui faisons le coup du mépris.

Le temps que Herrick arrive à bord, Bolitho avait enfilé une chemise propre et des bas que Catherine lui avait achetés. Ils se dirent bonjour sans façon dans la grand-chambre, et Herrick lui expliqua clairement ce qui se passait.

— Apparemment, il est arrivé de Saint John pendant la nuit – il refusa la tasse de café que lui offrait Ozzard : On croirait que je ne suis pas assez compétent pour gérer convenablement les affaires.

— Du calme, Thomas. Je devrais peut-être en parler au chirurgien-chef ? – il se tourna vers Jenour : Mon canot, je vous prie, Stephen.

Cela lui laissait de temps de réfléchir au peu qu’il savait. Il était vrai que Lord Sutcliffe exerçait toujours son commandement. On ne pouvait pas le démettre sous prétexte que l’un de ses subordonnés désapprouvait sa stratégie.

Herrick était debout, jambes écartées, et contemplait la mer.

— Il va falloir se méfier des grains, si vous voulez mon avis.

Bolitho entendait de faibles grincements de palans, son canot que l’on mettait à l’eau. Peut-être Sutcliffe détenait-il des renseignements connus de lui seul et souhaitait-il les lui communiquer ? Ou savait-il quelque chose des mouvements de l’ennemi ? Cela semblait peu probable. Si les Français possédaient des vaisseaux de quelque importance aux Antilles, ils les avaient bien cachés.

Bolitho vit que Jenour lui faisait signe de venir à l’autre portière.

Herrick lui dit d’une voix lasse :

— Je vous accompagne.

— Voilà au moins une bonne nouvelle, Thomas.

Herrick ramassa sa coiffure avant de le suivre. Au passage, son manteau s’accrocha dans la cave à vins que Catherine avait fait réaliser. Un joli travail de bois sculpté, dont le fronton, orné des armes des Bolitho, était composé de trois essences différentes.

Sir Richard hésita, posa une main sur le fronton.

— J’avais oublié.

Mais il omit d’expliquer ce qu’il voulait dire par là.

Les sifflets retentirent. Ils restèrent silencieux tandis que le canot, conduit avec adresse, quittait l’ombre du vaisseau. La première chaleur du jour montait.

Tous les commandants allaient vite savoir que Bolitho se rendait à terre pour un motif officiel. On voyait des éclats de lumière se réfléchir sur les lunettes pointées. Le Sunderland et Le Glorieux, le vieux Tenace, lancé l’année où Bolitho, âgé de douze ans, était entré dans la marine. Il eut un sourire nostalgique : Et nous sommes encore tous là.

Allday poussa très légèrement sur la barre. La terre commença à tourner en obéissant à son ordre. Il fut ébloui par le soleil qui se réfléchissait sur les baïonnettes ; une section de fusiliers escaladait la pente en direction de la grande demeure blanche. Le détachement se préparait à rendre les honneurs à Sir Richard Bolitho, mais non, il y avait autre chose. Allday jeta un coup d’œil à l’amiral qui lui tournait le dos. Ses cheveux étaient d’un noir sombre, alors que les siens étaient tout gris. Mais Bolitho n’avait rien remarqué. Pas encore. Lord Sutcliffe n’aurait pu choisir pire endroit à Port-aux-Anglais pour y établir sa résidence.

Mais Allday, lui, s’en souvenait, comme si c’était hier. C’est ici que Sir Richard avait retrouvé sa dame après des années de séparation. C’est ici qu’une nuit, il avait attendu dehors en fumant la pipe et en dégustant son rhum, sachant pertinemment que Sir Richard était avec elle. Avec elle, au sens le plus fort de l’expression. L’épouse d’un autre. Pas mal d’eau avait coulé sous les ponts depuis lors, mais le scandale n’en faisait pas moins de bruit pour autant.

Il vit Bolitho porter la main à sa paupière et le regard inquiet de Jenour.

Toujours cette souffrance.

On aurait dit qu’ils ne pourraient jamais l’abandonner. Leurs existences étaient entre ses mains, non dans celles de cet amiral pitoyable qui n’avait apparemment rien entrepris.

Allday cria :

— Brigadier, paré ! Rentrez !

Il plissa les yeux pour mieux voir le détachement qui les attendait à l’appontement. Bolitho avait senti son énervement et se tourna légèrement vers lui.

— Je sais, mon vieux, je sais. On ne peut rien faire contre les souvenirs.

Le canot accosta adroitement, si adroitement qu’on aurait pu coincer un œuf entre la coque et les pilotis sans le briser.

Bolitho, après avoir débarqué, s’arrêta un instant pour regarder la maison. Je suis là, Kate. Et tu es avec moi.

Après avoir fini par comprendre où il devait rencontrer l’amiral, Bolitho s’était préparé intérieurement, comme s’il allait être confronté à quelqu’un qu’il avait fréquenté par le passé. Il fut troublé de voir que tout se présentait exactement comme dans son souvenir : il reconnut la grande terrasse dallée qui dominait le mouillage, là où Catherine avait vu l’Hypérion, là où elle avait appris qui était celui dont la marque flottait en tête de mât.

Quelques jardiniers noirs flânaient entre des arbustes couverts de fleurs, mais Bolitho avait le sentiment que cette maison, tout comme la section de fusiliers qui l’attendait, était là pour décourager les visiteurs et non pour les accueillir.

Herrick lui avait présenté rapidement le chirurgien-chef, homme à la triste mine qui répondait au nom de Ruel. Ils avancèrent vers la maison, toujours en compagnie de ce dernier. Bolitho remarqua qu’il traînait un peu, comme si l’idée de revoir son patient lui répugnait. Il lui demanda :

— Comment va l’amiral ? J’avais cru comprendre qu’il était trop souffrant pour revenir ici.

Buel jeta un coup d’œil aux autres : il y avait là Jenour et Herrick, deux officiers d’état-major, et un capitaine des fusiliers. Il répondit prudemment :

— L’amiral se meurt, sir Richard. Je suis même surpris qu’il ait survécu si longtemps – et, voyant que Bolitho restait perplexe : Cela fait dix ans que j’exerce dans les îles, j’ai fini par connaître les diverses formes que peut y prendre la mort.

— La fièvre, donc.

Herrick glissait quelques mots à Jenour. Bolitho se demanda s’il ne pensait pas à sa femme, Dulcie, morte du typhus dans d’atroces souffrances, dans le Kent. Et s’il finirait par comprendre que Catherine aurait pu très facilement mourir elle aussi après avoir refusé d’abandonner son amie pendant les dernières heures qu’elle avait passées sur cette terre.

— Je pensais que vous étiez au courant, sir Richard.

Ruel avait du mal à aborder un sujet aussi délicat ici, en plein soleil, au milieu de tous ces gens qui parlaient nonchalamment de l’Angleterre, de la guerre et du temps qu’il faisait.

— Dites-moi tout. Je ne suis pas tombé de la dernière pluie et la mort m’est quelque chose de familier.

Le chirurgien mit le doigt sur ses lèvres.

— Ce n’est pas la fièvre, sir Richard. Lord Sutcliffe souffre d’une maladie qui dépasse les pouvoirs de la médecine. Et ceux des réconforts de la religion, j’imagine.

— Je comprends.

Bolitho leva les yeux vers l’élégante demeure, certainement la plus belle de tout Port-aux-Anglais. C’est ici qu’ils s’étaient retrouvés, qu’ils s’étaient aimés avec passion, sans tenir compte du risque que couraient leur honneur et leur réputation, ni des périls que leur liaison pourrait provoquer. Il conclut d’une phrase brève :

— La syphilis – le chirurgien fit un signe de tête : Je connais la réputation de l’amiral, mais je ne pensais pas…

Il se tut. À quoi servait-il de mêler le médecin à tout cela ? Les matelots contractaient des maladies de leurs rares contacts avec des femmes dans les ports ; on n’en parlait jamais lorsqu’il s’agissait d’officiers. Le chirurgien hésita avant de répondre :

— Je crains que vous ayez beaucoup de peine à vous faire entendre de Sa Seigneurie. Il n’a plus sa tête, il souffre d’iritis et ne supporte pas la lumière du jour – il haussa les épaules, l’air découragé : Je suis désolé, sir Richard. Je sais combien vous vous souciez de vos marins, on m’a informé de l’aide que vous avez bien voulu apporter à Sir Piers Blachford, sous la houlette de qui j’ai eu l’honneur d’apprendre ce pénible métier.

Blachford. Cela lui paraissait si loin. Il répondit :

— Je vous remercie de votre franchise, docteur. Votre métier n’est pas aussi décourageant que vous le dites – et je suis bien plus confiant maintenant que je vous connais.

Il fit un signe de tête aux autres :

— J’y vais. Stephen, venez avec moi.

Deux fusiliers leur ouvrirent les portes. Ils pénétrèrent dans une vaste entrée. C’était hier, et c’était comme si ça avait été aujourd’hui : ces sourires contraints, ces femmes aux robes impudiques, couvertes de bijoux, ces lumières aveuglantes. Puis cette marche sur laquelle il avait trébuché et Catherine qui accourait à son secours. Un contact qui, après une aussi longue absence, l’avait brûlé comme un fer rouge.

Le jour était déjà bien levé, le port brillait au soleil, mais la maison était plongée dans l’obscurité.

Un domestique noir, un peu nerveux, s’inclina et leur désigna la porte la plus proche. Bolitho murmura à Stephen :

— L’amiral n’y voit plus très bien – la moindre lueur lui est insupportable. Comprenez-vous ?

— Il n’en a plus pour longtemps, sir Richard, lui répondit Jenour, l’air grave. C’est une syphilis au dernier stade.

En dépit de son inquiétude, Bolitho accueillit avec une certaine surprise le commentaire pertinent du jeune officier. Mais il est vrai que son père était apothicaire, et son oncle, un médecin assez réputé à Southampton. Ils avaient certainement désapprouvé sa décision de renoncer à une carrière médicale pour les risques et les vicissitudes d’une vie de marin. Il lui demanda :

— Aidez-moi, Stephen.

Il n’eut pas besoin d’en dire plus.

On ouvrit la porte et il se trouva dans l’obscurité totale. Pourtant, en examinant les lieux de plus près, il finit par repérer un rai de lumière qui pénétrait entre deux rideaux. Il comprit qu’il se trouvait dans la pièce où elle avait découvert sa blessure, ce jour où il avait été incapable de déterminer la couleur du ruban qui lui retenait les cheveux. Comme si c’était hier.

— Asseyez-vous, sir Richard, dit une voix venue de nulle part.

Une voix étonnamment forte, pétulante même. Bolitho n’en ressentit que plus vivement sa propre impuissance.

— Je suis désolé de vous accueillir ainsi.

Mais, au ton qu’il employait, on devinait qu’il n’en pensait rien.

Bolitho finit par trouver une chaise et alla prudemment s’asseoir. À la lueur de cet unique trait de lumière, il finit par distinguer la silhouette d’un être humain appuyé contre le mur. Pis encore, on voyait ses yeux, comme deux cailloux blancs.

— Et quant à moi, je suis bien désolé de vous voir indisposé, milord.

Il y eut un moment de silence, Bolitho finit par prendre conscience de la puanteur qui régnait, l’odeur de linges souillés.

— Je connais naturellement la réputation de votre famille, ainsi que la vôtre. Je suis très honoré que l’on vous ait choisi pour me remplacer.

— Je n’étais au courant de rien, milord. Personne en Angleterre ne connaissait votre…

— … infortune ? Est-ce bien le mot que vous alliez employer ?

— Je ne voulais pas vous manquer de respect, milord.

— Mais non, bien sûr, vous ne le vouliez point. C’est moi qui commande ici, mes ordres continuent de s’appliquer tant que…

Il s’interrompit, secoué par une quinte de toux, crachotant.

Bolitho attendit que ce fût terminé et reprit :

— Les Français savent certainement que nous avons l’intention de les affronter et de nous emparer de la Martinique. Sans cette possession, ils seraient dans l’incapacité de faire quoi que ce soit aux Antilles. Mes ordres sont de trouver l’ennemi avant qu’il ait eu le temps d’attaquer nos vaisseaux et de nous affaiblir. Nous allons avoir besoin de toutes nos ressources.

Il se tut, la chose était sans espoir. Autant s’adresser à une ombre. Pourtant, Sutcliffe avait raison sur un point. Il commandait toujours, qu’il fût malade, fou ou tout ce que l’on voulait. Bolitho reprit :

— Puis-je vous suggérer, lorsque le Tybald sera rentré de la Jamaïque, d’y envoyer une goélette pour solliciter le soutien de l’amiral ?

Sutcliffe se racla bruyamment la gorge.

— Le contre-amiral Herrick a autorisé la réquisition de ces goélettes, mais c’est un homme qui s’y connaît en matière d’insubordination. J’ai la ferme intention d’informer Leurs Seigneuries s’il fait encore preuve de déloyauté. Suis-je bien clair ?

— Voilà qui ressemble à une menace, milord, répondit calmement Bolitho.

— Non. Mais à une promesse, certainement !

Jenour fit du bruit en déplaçant ses pieds et, instantanément, des yeux vides d’expression se tournèrent vers lui.

— Qu’est-ce ? Vous avez fait venir un témoin ?

— Mon aide de camp.

— Je vois.

Il se mit à rire doucement, la chose étant assez incongrue dans cette pièce où l’on étouffait.

— J’ai connu le vicomte Somervell, naturellement, à l’époque où il était inspecteur général de Sa Majesté aux Antilles. Je me trouvais alors à la Barbade. Un homme d’honneur, c’est ce que je croyais… mais vous serez sans doute d’un autre avis, sir Richard…

Bolitho effleura son œil. Il réfléchissait à toute vitesse. Cet homme était fou, mais pas suffisamment pour avoir perdu son pouvoir de nuisance.

— Vous avez raison, milord, je ne partage pas ce point de vue.

Il était décidé, dans ces conditions, à aller jusqu’au bout.

— A mon sens c’est un fripon, un menteur, un homme qui tuait par plaisir.

Il entendit l’amiral vomir dans son bassin et serra les poings, rempli de dégoût. Mon Dieu, assistait-il ici à la punition promise aux pécheurs par le vieux recteur de Falmouth, alors qu’il n’était encore qu’un enfant facile à effrayer ? Était-ce la juste vengeance du destin ?

Lorsque Sutcliffe reprit la parole, ce fut d’une voix calme, mais menaçante.

— On m’a informé du compte-rendu que vous avez rédigé au sujet de cette supposée frégate hollandaise, votre conviction inébranlable que l’ennemi tente de disperser nos forces. Ici, c’est à moi que vous devez obéir. Continuez à patrouiller, entraînez vos gens, voilà qui est pertinent. Mais essayez de me discréditer et je vous expédierai en enfer !

— Vous réussirez fort probablement, milord.

Il se leva et attendit que Jenour lui prenne le bras pour le guider.

— Je ne vous ai pas autorisé à disposer, amiral.

Bolitho se retourna à regret. Tout ceci n’avait aucun sens, c’était dérisoire. Le plus gros de la Flotte était concentré autour de la Jamaïque pour repousser une attaque éventuelle, ce qui laissait la porte ouverte aux Français pour contre-attaquer ailleurs. Et je ne dispose en tout et pour tout que de six vaisseaux.

La Jamaïque se trouvait à près de treize cents milles dans l’ouest. Même avec des vents favorables, les bâtiments qui s’y trouvaient mettraient trop longtemps pour rallier les îles Sous-le-Vent. Il reprit :

— Je pense que l’ennemi a l’intention de nous attaquer ici même, milord.

— Ici ? À Antigua ? Et Saint Kitts peut-être ? Et quoi encore ? Qu’iriez-vous imaginer ?

Il éclata d’un rire aigu, qui se termina en nouveau renvoi. Cette fois-ci, il n’y avait rien à faire pour l’arrêter.

Bolitho vit que la porte était ouverte. Jenour avait l’air affolé. Ils arrivèrent enfin dans l’entrée moins obscure.

Le chirurgien l’attendait là. Il était resté à l’écart des autres comme s’il se doutait de ce qui allait se passer.

— Il en a pour combien de temps, docteur ?

Il entendit Sutcliffe agiter sa sonnette. Visiblement, les domestiques rechignaient à obtempérer.

— Pouvez-vous me répondre ?

Le médecin haussa les épaules.

— À deux pas d’ici, des hommes et des femmes meurent tous les jours, tranquillement, sans se plaindre. C’est la volonté de Dieu, voilà ce qu’ils disent. J’ai fini par m’y habituer, même si cela me révolte toujours autant – il réfléchit à la question posée : Impossible à dire, sir Richard. Il peut passer demain, comme il peut encore vivre un mois et même davantage. Mais à ce moment-là, il ne se souviendra même plus de son nom.

— Dans ce cas, nous sommes fichus.

Il sentait la colère le submerger. Des milliers d’hommes dépendaient de leurs supérieurs. Qui s’en souciait ? L’amiral allait mourir, dévoré par la maladie. Mais pour tout le monde, si l’on avalait ce gros mensonge, il périssait, victime de son sens du devoir.

Le chirurgien s’approcha d’une fenêtre perdue dans la pénombre et lui montra l’horizon qui brillait dans le lointain.

— L’ennemi se trouve par-là, sir Richard. Et s’il y est, ce n’est pas pour rien.

Il se tourna vers Bolitho, qui gardait l’air grave.

— Mais, pour vous, « la volonté de Dieu » ne suffit pas, n’est-ce pas ?

Bolitho descendit avec Jenour sur le ponton chauffé par le soleil et y resta un long moment en attendant que le canot vienne le reprendre au pied des escaliers. La lumière était aveuglante, les officiers venus l’accueillir restaient discrètement à l’écart. Peut-être étaient-ils contents de le voir repartir après avoir troublé leur petit monde bien clos. Ils devaient penser que cette routine allait les sauver. Sutcliffe mourrait et, après une digne cérémonie de funérailles, un autre viendrait le remplacer. La vie suivait son cours.

— Eh bien, Stephen, que pensez-vous de tout ceci ?

Jenour contemplait la mer.

— Je crois que Lord Sutcliffe est très jaloux de son autorité, sir Richard.

Bolitho attendait la suite.

— J’ai besoin de connaître votre avis. S’en tenir à son seul point de vue peut ressembler à un piège.

Jenour se mordit la lèvre.

— Aucun des officiers ici présents n’oserait le défier. Qu’il ait tort ou raison, Lord Sutcliffe tient leur destin entre ses mains. Exprimer un avis différent serait considéré comme un acte de trahison, de mutinerie au mieux.

Son visage, d’habitude si ouvert, se contractait d’inquiétude.

— Personne ne vous soutiendra, sir Richard – il hésita : Sauf l’escadre et vos commandants, qui comptent sur vous pour agir à leur place.

— Oui, répondit Bolitho, amer, et ils leur demandent de mourir pour moi.

Il se détourna, la gaffe du canot crochait.

— Et l’amiral Herrick ? Allez, Stephen, exprimez-vous, c’est à l’ami que je m’adresse !

— Il ne bougera pas. Il a déjà tout risqué devant la cour martiale. Il ne recommencera pas.

Il vit l’effet que faisaient ses paroles : Bolitho avait l’air sombre.

Allday monta sur l’appontement, se découvrit, et comprit immédiatement à l’expression de Bolitho et de son aide de camp ce qui se passait.

Bolitho descendit derrière Jenour et prit place dans la chambre.

Jenour venait de le surprendre, pour la deuxième fois de la journée. Mais, cette fois encore, il savait qu’il avait raison.

 

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